Nicole Crestou (1957) est sculpteur céramiste. DEA d'histoire de l'Art, doctorat en Arts et Sciences à Paris I, et une thèse sur la sculpture.

 

Différents visages du détournement
Par Nicole CRESTOU

Les sculptures de Bernard Thomas-Roudeix dérangent nos attentes vis à vis de l'art. Elles attirent notre regard parce qu'elles parlent du corps humain, notre bien à tous ; elles retiennent notre attention parce qu'elles sont recouvertes de signes et de couleurs vives qui renvoient à de nombreuses références ; elles perturbent notre sensibilité parce qu'elles montrent la souffrance, la violence, l'agression.

Elles sont acceptables, à priori, parce qu'elles sont savantes, justes, sensibles et même séduisantes. Elles font sens. La couleur, la matière, les graphismes sont totalement actuels, en accord avec les formes et au service du propos. Mais ces sculptures deviennent rapidement difficiles à regarder, à supporter, comme l'est la douleur si expressivement inscrite dans la terre. Elles montrent les atteintes au corps, suggèrent les blessures, rendent visibles les entrailles. Le corps est cadré, coupé en morceaux, mutilé, atrophié. Toutes ces représentations de la maladie et de la violence, bien qu'acceptées quotidiennement sur les écrans, sont très souvent refusées dans les arts plastiques. C'est sans doute pourquoi les sculptures de Bernard Thomas-Roudeix sont souvent montrées avec succès mais peu diffusées.

La référence première est la peinture de Bacon. La brutalité et le mouvement infligés aux visages des personnages partiellement effacés, défigurés par les coups de torchon du peintre se retrouvent en trois dimensions dans les sculptures céramiques. La terre molle se prête à garder les traces de toutes les agressions gestuelles. Elle permet également de transcrire en volume les graphismes tels les rayurages qui deviennent barreaux, alternance régulière de pleins et de vides. La recherche plastique d'une mise en scène de l'espace autour du personnage, son cadrage dans la peinture, est traduit dans l'espace de la sculpture. Certaines têtes se prolongent sur un côté par un fond matérialisé dans l'espace réel, comme un effet plastique, comme un lien avec la peinture, qui permet de montrer une ombre, une fumée, un reflet... Les oeuvres de Tapiés et Dubuffet sont également des lieux de ressourcement.

Le travail de la matière peinte se retrouve dans celui de l'émail - à basse température - travail de superpositions, d'oppositions entre les terres brutes, les émaux mats ou brillants, entre les colorations des terres elles-mêmes travaillées dans la masse par nériage et des émaux industriels soigneusement trafiqués, cuits et recuits. Là encore, le peintre, s'octroyant les matériaux du céramiste, les utilise de manière inhabituelle, détournée et perturbante. La brillance des émaux gène la lecture des reliefs et renvoie à la céramique utilitaire, propre, lavable, froide. Les superpositions, après plusieurs cuissons, coulent et se rétractent, ce qui peut être ressenti de manière déplaisante, mais elles offrent également une épaisseur, un relief qui attire le toucher et produit des effets esthétiques qui semblent déplacés parce qu'attendus sur une céramique traditionnelle, un bol ou une coupe de haute température.

Bernard Thomas-Roudeix est encore actuellement soumis aux contraintes matérielles d'un petit atelier parisien qui l'oblige à cuire dans un petit four électrique, qui ne rend que ce qu'on lui donne. Le travail de la terre rouge, parfois blanche, à basse température, l'utilisation d'émaux préparés ne facilitent pas l'obtention d'effets céramiques remarquables. Il a donc mis au point une « cuisine personnelle » qui mélange et superpose les terres, les engobes, les émaux et les cuit, parfois cinq fois, jusqu'à obtention de l'effet désiré. Le céramiste est attentif aux accidents, aux hasards pour tenter de les répéter. Les pièces sont construites par plaques, les plus imposantes sont constituées de plusieurs parties assemblées après cuisson. Finalement, les possibilités sont infinies.

La majorité des sculptures sont des bustes présentés sur un socle plus ou moins important, parfois classique, jouant son rôle de soutien, de présentation et d'affirmation : « ceci est une oeuvre ». Chaque personnage est le portrait autonome d'un être passif L'angoisse du saint Drome, Présence d'un petit nuage rose ou actif Fumeur décomposé, Je vous écoute attentivement, un portrait tragique Chère meurtrie ou sarcastique Élégance du fumeur dont l'histoire, que l'on peut deviner, est toujours une critique amère, ironique ou humoristique de la société contemporaine. Ces sculptures méritent de plus grandes dimensions afin que le geste de l'artiste s'inscrive plus largement, que la figure respire pleinement et que le spectateur soit confronté à taille réelle à une image du corps encore plus dérangeante. Mais néanmoins, elles s'affirment déjà dans une recherche esthétique engagée dans l'expression de la violence.
A contrario, Bernard Thomas-Roudeix réalise des pièces décoratives de petites dimensions, des objets anthropomorphes fort agréables, des hommes-carafes, des femmes-baignoires, des boîtes sculptées, des fermes-théières.
Si, à ses débuts, il s'inspirait de sa peinture et renouvelait sa sculpture au regard des oeuvres peintes, aujourd'hui il observe le travail des céramistes et sa recherche de matières céramiques influence son propre travail de peintre.

Nicole CRESTOU (sculpteur – céramiste)